Une bataille ordinaire de rapports d’experts
Les faits de l’espèce sont tout à fait communs. Un particulier avait confié à un entrepreneur la réfection d’un escalier extérieur. Se plaignant de malfaçons, il a refusé de régler le solde du marché.
L’assureur de l’entrepreneur a diligenté une expertise amiable contradictoire qui a conclu à l’absence de malfaçons. Insatisfait du résultat, le maître de l’ouvrage a recouru à une autre expertise, à laquelle l’entrepreneur et son assureur ont été dûment convoqués, concluant quant à elle à la nécessité de travaux de reprise.
Un contentieux s’en est suivi, aboutissant à un jugement condamnant l’entrepreneur à indemniser le maître de l’ouvrage en raison de malfaçons commises lors de la réfection de l’escalier et refusant la demande de paiement du solde restant dû. Compte tenu de la modicité du montant en jeu (moins de 2000€), l’appel n’était pas ouvert et l’entrepreneur a formé un pourvoi en cassation.
Le jugement est cassé et annulé pour deux motifs. D’une part, le tribunal a violé le principe de la contradiction en se fondant exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l’une des parties. D’autre part, le tribunal a violé le principe de réparation intégrale en réparant deux fois le même préjudice compte tenu des dommages-intérêts alloués et du rejet de la demande de paiement du solde restant dû.
L’admissibilité des rapports d’experts non judiciaires en droit
Dans la procédure civile française, l’expert judiciaire et l’expert amiable (ou non judiciaire) sont soumis à deux régimes nettement distincts. L’expert judiciaire est nommé par le juge et voit son activité régie par le Code de procédure civile. Il est un auxiliaire du juge qui doit accomplir sa mission dans le respect du principe de la contradiction et en toute impartialité, afin de garantir les droits des parties.
L’expert non judiciaire est quant à lui nommé par l’une des parties et ses travaux ne sont pas régis par le Code de procédure civile. Si son activité obéit à une certaine déontologie, les modalités d’exercice de sa mission peuvent varier fortement et son rapport n’est revêtu d’aucune valeur probante particulière.
Compte tenu de l’influence prépondérante que le rapport d’expertise judiciaire est susceptible d’exercer sur le juge, la Cour européenne des droits de l’homme veille à ce que les parties aient été en mesure de faire valoir de façon efficace leurs observations sur le rapport et qu’elles aient pu faire entendre leur voix auprès de l’expert2.
En raison de l’absence de dépendance économique à l’égard de l’une des parties, de l’obligation de mener de façon contradictoire son expertise avec conscience, objectivité et impartialité et du contrôle du juge, le rapport de l’expert judiciaire est revêtu d’une légitimité particulière. Lorsque le rapport d’un expert judiciaire n’a pas été produit dans le respect des dispositions du Code de procédure civile, s’il n’est pas nécessairement privé de toute force probante, il ne peut néanmoins prétendre avoir plus de valeur qu’une simple expertise amiable ou officieuse.
A l’inverse, lorsqu’un expert non judiciaire est saisi, que ce soit par une partie seule ou conjointement avec l’autre partie, les mêmes garanties ne s’imposent pas. Aussi, le rapport de l’expert non judiciaire est-il traditionnellement considéré avec une plus grande méfiance par le juge. Devant les soupçons de connivence entre l’expert et la partie qui l’a nommé, la question se pose tant de la recevabilité que de la force probante de ces rapports.
Rien ne s’oppose en principe à la recevabilité des rapports d’experts amiables. S’il est vrai que le Code civil dispose que « nul ne peut se constituer un titre à soi-même »3, cette restriction ne concerne que la preuve des actes juridiques. En matière de faits juridiques, la preuve est libre4.
Cela étant, la jurisprudence a posé une limite : le juge ne pouvait, sans violer l’égalité des armes, se fonder exclusivement sur une expertise amiable non contradictoire5. Depuis 2012, le principe s’est stabilisé. La chambre mixte de la Cour de cassation a consacré la règle selon laquelle : « si le juge ne peut refuser d'examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l'une des parties »6.
La jurisprudence n’exige pas que les opérations d’une expertise non judiciaire soient soumises au contradictoire, il suffit que le rapport de l’expert non judiciaire ait pu faire l’objet d’un débat contradictoire entre les parties pour que la preuve soit recevable7. Toutefois, la force probante du rapport est conditionnée à l’existence d’un autre élément de preuve venant corroborer ce rapport.
Il était légitime de se demander s’il n’était pas possible de contourner cette restriction en appelant l’autre partie à assister aux opérations d’expertise. L’arrêt du 14 mai 2020 condamne cette échappatoire. Deux mois avant la décision commentée, la cour de cassation avait par contre admis que l’élément venant corroborer le rapport non judiciaire soit un autre rapport d’expert non judiciaire8.
Toutes les zones d’incertitude n’ont pas encore disparu : quel accueil du juge pour une expertise amiable demandée conjointement par les parties, ou encore pour une expertise réalisée de façon contradictoire ?En réalité, la restriction pourrait être plus large encore, dès lors que la jurisprudence fait parfois application du principe consacré en 2012 aux expertises judiciaires9.
Un principe controversé qui met en valeur les procédures d’expertise contradictoires et la flexibilité des procédures arbitrales
La doctrine française est critique à l’égard du formalisme de l’approche de la Cour de cassation en matière de preuve par voie d’expertise non judiciaire. En effet, le juge du fond a pour mission d’apprécier la force probante des preuves qui lui sont soumises. Aussi, ce qui importe n’est pas tant l’origine du rapport, que le débat contradictoire qui a lieu et le sérieux de l’examen par le juge de chaque élément de preuve soumis par les parties. L’exigence formelle que le rapport soit corroboré par un élément extérieur apporte peu de garanties supplémentaires.
Plus fondamentalement, au-delà de la procédure devant les tribunaux français, on peut se demander quelle est la portée de cette exigence. En particulier, les litiges en matière de construction étant souvent soumis à l’arbitrage, l’arbitre doit-il faire attention à ne pas fonder sa décision sur le seul rapport d’expertise déposé par l’une des parties, au risque sinon de voir sa sentence annulée pour violation du contradictoire ou de l’ordre public ?
Il nous semble que la réponse devrait être négative en matière d’arbitrage international. Du fait de l’autonomie de l’arbitrage international, l’arbitre n’est pas tenu de suivre les règles de procédure édictées pour les tribunaux. Il convient de ne pas confondre le caractère contradictoire de la procédure arbitrale avec la question de savoir si un rapport d’expertise a été élaboré par un expert de façon contradictoire. En effet, dès lors que les rapports d’experts ont pu être débattus de façon contradictoire, l’ordre public international français ne devrait pas s’opposer à la reconnaissance d’une sentence au seul motif que l’arbitre s’est fondé exclusivement sur le rapport d’un expert nommé par une partie.
La flexibilité traditionnelle de l’arbitrage à l’égard des règles étatiques de procédure est un avantage à prendre en considération, tout particulièrement dans les domaines où le recours à l’expertise amiable est fréquent en cas de litige (dans le domaine de la construction, c’est souvent le cas s’agissant de l’évaluation du préjudice, d’analyse retard, ou de l’appréciation de questions techniques). Le cadre de l’arbitrage permet de remédier aux délais souvent excessifs engendrés par les procédures d’expertise judiciaire, tout en offrant une meilleure maîtrise des opérations d’expertise. En effet, il est possible d’organiser la procédure arbitrale de façon à ce que les délais des opérations d’expertise ne rallongent pas la procédure arbitrale dans son ensemble.
En tout état de cause, il peut être judicieux, lorsque le recours à l’expertise s’avère indispensable, de s’orienter vers des procédures d’expertise contradictoires, telles que celle prévue par le Règlement des experts de la CCI, permettant de garantir tant la qualité de l’expertise qui sera rendue que les droits des parties dans le différend qui les oppose. A noter que lorsque la demande de proposition d’un expert est soumise par un tribunal arbitral agissant conformément au Règlement d’arbitrage de la CCI, alors le Centre international d’ADR de la CCI fournit ses services gratuitement.
L’expertise que Reed Smith peut vous apporter
Le recours à l’expertise dans le domaine de la construction, et plus généralement dans le contentieux ou l’arbitrage, est le plus souvent incontournable. Outre sa dimension stratégique et son utilité pratique, l’expertise représente également un coût important. Notre équipe ENR dispose d’une grande expérience dans le domaine de la construction et de l’énergie et peut accompagner le travail de vos experts afin d’optimiser vos stratégies contentieuses ou pré-contentieuses.
Tandis que la preuve par voie d’expertise s’est imposée de façon prépondérante dans certains secteurs tels que la construction, la valeur probante du rapport d’expert reste cependant soumise au respect de certaines règles restrictives. En matière d’expertise non judiciaire, la jurisprudence française exige que le juge ne fonde pas intégralement sa décision sur un rapport d’expert non judiciaire produit par l’une des parties au différend, même si cette expertise s’est déroulée en présence de toutes les parties.
- Civ. 3e, 14 mai 2020, n° 19-16278, 19-16279.
- CEDH, 18 mars 1997, Mantovanelli c/ France, n° 21497/93.
- Article 1363 du Code civil.
- Article 1358 du Code civil. Civ. 2e, 6 mars 2014, 13-14.295.
- Civ. 3e, 3 février 1990, n° 09-10.631.
- Mixte, 28 septembre 2012, n° 11-18.710.
- Civ. 2e, 7 novembre 2002, 01-11.672.
- Civ 3e, 5 mars 2020, 19-13.509.
- Civ. 2e, 7 septembre 2017, n° 16-15.531.
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