Les implications pratiques
Les implications pratiques sont importantes puisque les documents concernés ne peuvent plus être saisis ni faire l’objet d’une obligation de remise à un tiers, y compris à une autorité administrative française ou étrangère, ce qui devrait entraîner des répercussions conséquentes sur les enquêtes réalisées par ces autorités. Ces documents ne peuvent pas non plus être opposés au juriste d’entreprise ou à son employeur (Art. 58-1 III).
Les implications contentieuses
- En matière administrative, un nouveau contentieux devant le juge des libertés et de la détention (JLD) est à venir. En effet, il sera possible, pour les autorités administratives autorisées à réaliser une opération de visite, de contester, par voie de requête, la confidentialité alléguée de certains documents ou de demander la levée de cette confidentialité devant ce juge dans un délai de quinze jours (Art. 58-1 IV).
- En matière commerciale, cette nouveauté impactera nécessairement les procédures de référé et de mesures in futurum de l’article 145 du Code de procédure civile (visant à l’obtention de preuves avant tout procès). En effet, les documents concernés ne seront plus accessibles à la partie adverse et des litiges découleront naturellement de l’application de la confidentialité alléguée.
Le texte prévoit en effet la possibilité de contester la confidentialité alléguée de certains documents, en autorisant la saisine, en référé, du président de la juridiction qui a ordonné la mesure d’instruction, et ce, dans un délai de 15 jours suivant la mise en œuvre de ladite mesure (Art. 58-1 IV). Le contentieux autour des procédures de référé et de requête 145 devrait connaître un nouvel essor en parallèle de celui relevant de la mainlevée de séquestre de documents accompagnant la mesure de constat 145.
Le nouveau texte vise par ailleurs une complémentarité accrue entre juristes d’entreprise et avocats : l’entreprise est en effet tenue d’être assistée ou représentée par un avocat dans le cadre de la procédure de contestation ou de levée de la confidentialité (Art. 58-1 V). En outre, la confidentialité ne couvre pas les négociations entre deux parties en vue de trouver une solution transactionnelle. La limitation de la confidentialité aux consultations juridiques exclut donc les pourparlers, sans la protection des discussions confidentielles without prejudice pratiquée essentiellement dans les pays de Common Law. Dès lors, l’intervention d’un avocat, doublée éventuellement de la signature d’un accord de confidentialité ou non disclosure agreement, conserveront tout leur intérêt et leur importance dans ce contexte.
Les implications en matière de propriété intellectuelle
Ce nouveau texte aura, en matière de propriété intellectuelle, des conséquences sur les procédures de saisie-contrefaçon, similaires à celles précédemment décrites à propos des procédures in futurum. La saisie-contrefaçon est une procédure exorbitante du droit commun, régie par le Code de la propriété intellectuelle (CPI).
Ordonnée sur requête présentée au Président du tribunal judicaire compétent, elle permet au titulaire d’un droit de propriété intellectuelle d’obtenir tout document, toute information, dans les limites de l’ordonnance, détenus soit par l’auteur de la contrefaçon alléguée soit par un tiers, aux fins d’établir l’origine, l’étendue et la consistance de la contrefaçon.
La confidentialité n’est pas un motif empêchant la saisie d’un document, dès lors qu’il est pertinent pour établir la contrefaçon. Mais des garde-fous ont été posés, la confidentialité des avis des juristes d’entreprise vient s’ajouter au cadre légal existant. Depuis 2018, le saisi peut solliciter le placement sous séquestre provisoire des pièces couvertes par un secret d’affaires, conformément aux dispositions spécifiques du CPI renvoyant aux articles L. 153-1 et s. et R. 153-1 et s. du code de commerce.
Le saisi doit introduire un référé-rétractation (497 CPC) pour s’opposer à la levée automatique du séquestre provisoire à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la saisie-contrefaçon.
Pour la confidentialité des avis des juristes, le nouvel article 58-1-IV prévoit que c’est au requérant à la mesure de saisir en référé, dans les quinze jours de la mesure, pour contester la confidentialité alléguée de certains documents et en obtenir la communication.
En conséquence, alors qu’en matière de saisie-contrefaçon, la confidentialité d’un document ne fait pas obstacle à sa saisie, son placement sous séquestre pouvant être ordonné ; en matière d’avis juridique, le principe est son insaisissabilité jusqu’à décision contraire le jugeant non confidentiel.
La confidentialité des avis des juristes d’entreprise doit être saluée. En revanche, les mécanismes procéduraux la sous-tendant vont générer un contentieux supplémentaire à l’occasion des saisies-contrefaçons.
Les contentieux liés à la protection des secrets d’affaires et la confidentialité des avis juridiques ne sont pas enfermés dans les mêmes délais (un mois pour le premier et 15 jours pour le second). De plus, ils répondent à un mécanisme opposé : en matière de secret d’affaires, celui qui l’invoque doit agir pour éviter que les documents placés sous séquestre provisoire ne soient libérés tandis qu’en matière de confidentialité des avis juridiques, c’est au contraire celui qui conteste leur confidentialité qui devra agir.
Les implications en matière d’arbitrage
En matière d’arbitrage international, la confidentialité des avis des juristes d’entreprise aura des conséquences sur les procédures de production de documents, en rejoignant le rang des quelques exceptions généralement disponibles pour s’opposer à la communication de documents requis.
Rappelons brièvement que de telles procédures, sans être de l’ampleur de la discovery américaine, résultent en la production d’un nombre important de documents sur requête de l’autre partie. Il est généralement permis à une partie d’obtenir du tribunal arbitral qu’il ordonne à l’autre la production de documents, ou de catégories de documents, identifiés de manière suffisamment détaillée et pertinents au regard des questions en litige ou de la solution du différend. Les motifs pour s’opposer à une telle production sont limités, et incluent fréquemment l’existence d’une règle légale de confidentialité, de secret professionnel ou d’éthique que le tribunal arbitral estime applicable.
En pratique, cette exception pose de nombreuses difficultés, du fait de l’absence d’uniformisation des notions de confidentialité ou secret professionnel en droit comparé, voire d’incompatibilité de certains droits applicables, et d’absence de règle de conflit de lois applicables en la matière. Les tribunaux arbitraux ont dès lors généralement tendance à recourir à un « cocktail » de droits applicables et d’appréciation souveraine, retenant parfois une approche « autonome », l’approche dite des « liens les plus étroits », le droit le plus protecteur (ou inversement, le moins protecteur), ou encore une approche dite « pragmatique ».
Le secret professionnel français faisait figure de particularité parmi les différents concepts de privilege existant dans d’autres pays, notamment dans les pays de Common law, car attaché à la personnalité de l’avocat, sanctionné pénalement et moins protecteur.
La confidentialité des avis des juristes d’entreprise constitue un premier pas en faveur de l’extension en droit français de l’exception de confidentialité opposable dans le cadre d’une procédure de production de documents. En ce sens, il sera plus protecteur des entreprises françaises recourant à l’arbitrage. Toutefois, la réforme ne permettra pas d’éliminer les incertitudes liées à l’absence d’uniformisation du droit du privilege en droit comparé. Elle conférera tout au plus aux parties un nouveau motif pour s’opposer à la production de documents, et générera de nombreux débats sur le point de savoir si un document ou catégorie de documents requis remplit bien les conditions posées par le nouvel article 58-1 inséré dans la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971.
Les implications en droit de la concurrence
Le contentieux des opérations des visites et saisies de l’Autorité de la concurrence est déjà très fourni, avec notamment une procédure de recours qui implique régulièrement des contestations visant la protection de la confidentialité des communications avocat-client (au titre des saisies de l'article L. 450-4 du Code de commerce).
Au titre de ce contentieux, il est admis que les correspondances échangées entre un avocat indépendant et son client sont couvertes par le secret professionnel et se trouvent, à ce titre, insaisissables. Pourtant, la Cour de cassation limite régulièrement cette confidentialité, notamment à la condition que la correspondance ait été émise pour l'exercice des droits de la défense et en rapport avec l'objet de l'enquête (dernièrement, Cour de cassation, Crim. 20 avril 2022, n°20-87.248).
Le contentieux de la levée de la confidentialité du nouvel article 58-1 introduira à n’en pas douter son propre lot de contestations et d’interprétations.
D’une part, se posera la question des destinataires de ces consultations (ne peuvent être protégés, à ce stade de la rédaction de l’article 58-1, que les avis et consultations destinés aux dirigeants –représentant légal, organes de direction, d’administration ou de surveillance, entités consultatives de ces organes, ou dirigeants de l’entreprise mère ou de filiales de l’entreprise du juriste– excluant par exemple les avis aux équipes et opérationnels).
D’autre part, la question du champ de la protection de ces documents pourra être soulevée, les enquêtes administratives étant explicitement couvertes, mais pas la matière pénale. Les consultations des juristes d’entreprise pourraient donc ne pas être protégées dans le cadre des enquêtes pénales de concurrence (de l’article 40 du Code de procédure pénale).
Pour soutenir l’introduction de la protection des consultations des juristes d’entreprise, la Chancellerie a mis en avant notamment la nécessité de protéger ces dernières contre l’auto-incrimination, dans le cadre de la mise en œuvre de leurs obligations de mise en conformité. Les autorités pourraient tenter de limiter le champ de la protection des consultations et avis des juristes d’entreprise à ce champ restreint. Bien que cette précision ne figure pas dans le texte, il conviendra de s’assurer qu’elle ne sera pas ajoutée par décret ou en pratique.
Il ne fait aucun doute que l’Autorité de la concurrence saisira systématiquement le JLD d’une procédure de levée de cette nouvelle confidentialité. Il est pour le moment prévu que le JLD lui-même, seul ou assisté d’un expert, puisse revoir les documents dont la confidentialité est demandée. D’expérience, de telles procédures peuvent concerner des centaines, voire des milliers de documents, et il est déjà chronophage et coûteux aux entreprises et aux autorités de procéder à l’ouverture des scellés fermés provisoires et à l’examen des correspondances avocat-client dans le cadre des enquêtes de concurrence. Les moyens demandés à la justice, avec la mobilisation du JLD, et l’introduction de nouvelles procédures de recours contre sa décision, introduiront leurs propres défis en termes d’efficacité et de durée raisonnable des procédures d’enquête.
Un parcours législatif non encore achevé, et beaucoup de questions déjà
Si le texte a obtenu le vote favorable de l’Assemblée nationale, son adoption demeure néanmoins conditionnée à l’avis de la commission mixte paritaire au Parlement et au vote final du texte (et, éventuellement, à l’issue d’une saisine du Conseil constitutionnel).
Par ailleurs, des décrets d’application venant préciser les contours de cette réforme législative majeure sont attendus. En tout état de cause, le texte suscite en tant que tel déjà de nombreuses interrogations sur son périmètre exact (comment justifier de la qualité de juriste d’entreprise, qui peut être destinataire, suffira-t-il que des destinataires organiques soient en copie pour justifier la confidentialité, quelle sera la pratique de la sanction de la violation des conditions d’utilisation de la mention prévue ?), son application à des procédures étrangères dans un contexte où ce débat est déjà nourri, et les conditions du contentieux de contestation pour ne citer que quelques exemples.
Nos équipes suivront ces évolutions avec attention. Le débat autour du legal privilege à la française ne fait que commencer.
In-depth 2023-156b